Fragments de l'été d'un guide
D’habitude c’est le guide qui renâcle à s’arrêter pour que son client prenne des photos, souvenirs des courses qu’ils font ensemble. Cette année, c’est le monde à l’envers. Appareil toujours en bandoulière, j’ai vraiment l’air d’un touriste. Pourtant je dois assurer le quotidien d’un guide : être toujours vigilant, anticiper les erreurs possibles, décider à chaque moment. Ce quotidien interdit la distance requise par la photo. Je parle bien sûr de la distance du regard, celle par laquelle on choisit de s’impliquer plus ou moins dans la situation : là, je suis dedans sans rémission. Je parle aussi de la distance physique, le simple écart qui permet de choisir un meilleur cadrage : la corde m’en empêche la plupart du temps. Je parle enfin du poids qui limite le choix des appareils. Ce quotidien interdit aussi le temps de chercher un peu l’image.
Autant dire que faire des photos tout en faisant le guide, j’y ai en principe renoncé.
Mais comme, dans d’autres registres, trop de contrainte génère une paradoxale liberté, j’ai voulu essayer et, pour charger la barque, la règle était : un film maximum par sortie, un boitier, un objectif (28mm), un seul type de films (Provia 100), retenir au plus une photo. Englué ainsi dans le réel de ce métier, la seule liberté était de photographier ce qui constitue mon univers « à ras de la réalité ».
Nous sommes dans un paysage grandiose sur lequel mes clients ont tout loisir de s’extasier, il viennent en partie là pour cela ; moi, j’ai plus souvent le nez sur les objets proches, mon attention est occupée par la technique, et ces paysages me retiennent d’autant moins qu’ils sont devenus assez familiers. Je leur demande plus que d’être beaux, ce plus c’est quelquefois le mauvais temps qui l’amène.
Les personnes qui m’accompagnent comparent le réel aux images des livres qui les ont fait rêver, souvent toute l’année durant. Je vois plutôt ce qui s’en écarte, car le reste est prévisible.
Ces clients sont volontiers happés par le projet de la course, et les à-côtés ne les intéressent pas trop. Moins centrée, mon attention fait moins la différence.
Enfin la majesté, le sommet, les moments critiques alimentent les souvenirs de mes compagnons, tandis que c’est un détail très anecdotique, mais unique à cette fois-là, qui me restera.
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29 Juin, arêtes de Rochefort. J’ai planté mon compagnon, mais il ne m’en veut pas, apparemment. Je parle de ce piolet qui ne me quitte pas depuis 1975. Il est devenu une présence familière, et me désigne maintenant ces lointains sur lesquels je n’ai guère le loisir de m’extasier. La corde se tend, je dois le reprendre en main. Le regard de côté ne peut pas durer.